Mention spéciale 2008

Là où vont nos pèresLà où vont nos pères, Shaun Tan, Dargaud Coll. Long Courrier, mars 2007

Né en 1974, Shaun Tan est illustrateur et auteur indépendant de bandes dessinées pour la jeunesse (L’Arbre rouge Éditions Compagnie Créative, juin 2003). En Australie, à Perth, où il vit, il se consacre à la réalisation de livres pour enfants et collabore avec des studios d’animation comme Pixar et Blue Sky.

Son dernier album, Là où vont nos pères, sorti en mars 2007 aux éditions Dargaud est une bande dessinée muette oscillant entre des teintes sépia et des planches en noir et blanc d’une intense expressivité à la frontière d’un passé flou et d’un présent éternel. Ne retranscrivant aucune indication de temps ni de lieu dans cet univers intemporel qui retentit d’une étonnante actualité, Là où vont nos pères fait se succéder dans un décor à la fois familier et étrange des vignettes en plan serré, images d’un réel saisissable et connu, et des séquences oniriques telles ces premières planches ou doubles pages d’une ville tentaculaire et effrayante où l’horreur à venir semble l’empreinte d’une instabilité perpétuelle.
Rodolphe Töpffer (1799-1846), le fondateur de la bande dessinée et auteur des premiers textes théoriques sur le genre ne pouvait imaginer dissocier le texte de l’image du langage bédéique. « Les dessins sans le texte n’auraient qu’une signification obscure ; le texte sans les dessins, ne signifieraient rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman, d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’autre chose ».

Là où vont nos pères, bande dessinée sans texte, roman graphique, album illustré proche du roman photographique parfois ou littérature en estampes, peu importe, l’essentiel est ailleurs dans ce discours symbolique et commun à tous que constituent l’imaginaire et la création et dont le pouvoir d’évocation suffit à la compréhension du récit.

L’histoire comme une succession de voyages et de quêtes débute sur le départ d’un homme laissant derrière lui sa femme et sa fille pour s’embarquer vers une destination inconnue en quête de travail et d’une vie meilleure. Avec pour seul bagage une petite valise à l’intérieur de laquelle est soigneusement conservée la photo de sa famille, précieuse relique d’un temps heureux, il affronte le danger, l’errance et l’incompréhension. Face à la petitesse de l’homme livré à lui-même en sol étranger se dresse le gigantisme du nouveau continent avec ses promesses et ses désillusions. Les portraits des migrants soigneusement ciselés qui tentent d’échapper à la misère, à la guerre et aux persécutions s’accompagnent d’étranges chimères, doubles symboliques de leur différence. Au travers d’histoires parallèles et différentes qui répercutent comme en écho les images terribles des souvenirs cruels de tous ces destinés au voyage, la peur et la solitude emplissent le récit dans des séquences dignes des pires cauchemars. Face au vacarme inhumain de la multitude en terre promise résonne la détresse silencieuse de l’exilé et son déchirement devant les difficultés quotidiennes devenues véritables combat journalier. Cependant au hasard des rencontres, au fil des saisons, des liens se tissent, des échanges se créent entre des cultures et l’espoir renaît, la solidarité se découvre, la compréhension se fait. Un regard échangé, un sourire et c’est la vie qui reprend ses droits dans cet album où les relations humaines sont disséquées, où la lumière au final supplante l’ombre pour se terminer dans une perspective de bonheur à nouveau envisageable.

Dans le contexte politique actuel où plus que jamais l’émigration est un thème d’actualité, cette bande dessinée qui a nécessité un travail de quatre années, est au-delà d’un témoignage, un hommage au courage et à la volonté de tous les migrants qui n’aspirent qu’à vivre dans la dignité. Rendons à notre tour la civilité à cet auteur et à son album où les mots n’ont plus besoin d’exister quand leur succède le langage universel de l’humanité.

S. Crélot